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C’est la seule chose que Nef nous ait jamais demandée ; c’est la seule signification que la Vénefration ait jamais eue : découvrir notre propre humanité et nous en montrer dignes.

Kerro Panille, Les Guerres des Clones.

Rico fit sauter la porte de la cabine principale à l’aide d’un pied-de-biche qu’il avait trouvé dans l’armoire à outils et vit Ben qui se redressait, essayant de défaire la fermeture de son harnais.

— Ben, vieux frère…

Il s’avança précautionneusement sur le pont dévasté jusqu’à la couchette où se trouvait Ben, en prenant soin de ne pas le toucher. Les yeux d’un vert Sirénien de son ami semblaient lucides quand ils le regardaient, mais ils ne suivaient pas bien ses mouvements. Crista et lui étaient à demi ensevelis sous les débris de toute sorte dont la cabine était jonchée.

— Tu peux parler ?

La voix de Ben s’étrangla dans sa gorge.

— Je… Je crois.

— Assieds-toi confortablement, lui dit Rico.

Il commençait à y avoir un drôle de bourdonnement dans sa tête. Il prit une inspiration profonde et expira lentement avant de murmurer :

— Nous n’allons nulle part pour le moment, alors détends-toi.

Il allait dégrafer les deux dernières boucles du harnais lorsqu’il hésita.

— Crista… fit Ben, d’une voix lointaine qui ne semblait pas lui appartenir. Est-ce qu’elle… va bien ?

Rico sentit un picotement sur ses lèvres et sur le bout de ses doigts. Cela ressemblait bien à Ben, de s’inquiéter d’abord du sort de quelqu’un d’autre. Il tourna la tête en direction de l’autre couchette. Il ne percevait aucun mouvement. Toutes les lumières de la cabine étaient éteintes, mais de l’endroit où Rico était agenouillé au milieu des débris, il avait l’impression qu’elle ne respirait pas.

Merde !

— Assieds-toi confortablement, répéta-t-il en repoussant Ben en arrière. Je vais aller voir.

Ses muscles ne répondaient pas tout à fait comme il l’aurait voulu. Il avait l’impression d’avancer au ralenti. La lourde pluie qui crépitait sur la coque de l’hydroptère assombrissait le peu de lumière qui filtrait à travers leur seul hublot dégagé. Il remarqua que les ombres qui l’entouraient n’étaient pas grises, mais plutôt d’un bleu et d’un vert changeants, avec des reflets qui semblaient venir de flammèches dansantes, jaunes et froides.

Le corps inerte de Crista Galli était entouré d’un halo de flammes jaunes. Rico ne perçut pas le moindre mouvement, mais elle avait les lèvres » roses, ce qui laissait subsister un espoir. Il tendit la main vers son cou pour vérifier ses battements artériels, mais la retira précipitamment. Il ne pouvait se résoudre à la toucher.

Elle était totalement inanimée, la bouche entrouverte, la tête légèrement soulevée par l’encolure gonflée de sa combinaison de plongée, les voies respiratoires bien dégagées. Même ainsi, Rico devait admettre qu’elle était très belle. Pour Ben, pour le peuple affamé de Pandore, il espérait qu’elle survivrait.

Tandis qu’il la contemplait, la lueur qui émanait d’elle vira au vert. Il s’aperçut avec effroi qu’une même lueur émanait de lui, verte également mais un ton plus clair. Des bulles vertes prenaient naissance au niveau de sa peau et s’en détachaient en se déformant comme des amibes. L’une d’elles se joignit à une bulle semblable qui s’était détachée de Crista Galli. Elle était vivante. Il en avait maintenant la certitude. Elle était vivante et sa seule tâche consistait à la maintenir dans cet état.

— Rico ?

— Oui, Ben.

Sa voix semblait anormalement éloignée de lui.

Et pourtant elle est là, ma voix est là où elle doit être.

— Elle va bien ?

Rico prit une brève inspiration avant de répondre et une partie de l’aura verte qui l’entourait s’insinua dans ses poumons comme une brume ou une poudre légère.

— Elle va bien, dit-il en luttant pour maîtriser les mouvements de sa langue. Flatterie l’a droguée quand elle était là-bas.

Il se tourna lentement vers son ami, qui était éclairé par la seule surface de plaz à travers laquelle passait la lumière. La pluie continuait à crépiter dessus, formant des étincelles qui étaient attirées par Ben puis ricochaient dans tous les coins de la cabine. Ben se frotta les yeux et un halo de feu accompagna ses mouvements. Ce n’était pas la lueur bleu-vert qui enveloppait Crista et Rico, mais une aura sensuelle et chaleureuse qui palpitait comme une membrane intérieure.

La poussière de spores…

— Je crois que j’ai absorbé de la poudre, dit-il à Ben de sa nouvelle voix très lente. Comment te sens-tu ?

— Mal à la tête… Comme si ça allait éclater, fit Ben d’une voix pâteuse et mal articulée. Mes muscles ne répondent pas tous, mais ils fonctionnent à peu près. Grâce à l’antidote, je pense.

Rico l’aida à se redresser. Leurs deux halos ne cessaient de se déformer et de tournoyer autour d’eux. Ben prit sa tête à deux mains et se pencha en avant, le menton presque sur les genoux.

— Je vois ce que tu veux dire. Je me sens un peu poudré, moi aussi. Ça fait longtemps…

— Longtemps, oui, soupira lentement Rico. Mais pour Crista, c’est plus qu’une drogue. C’est Flatterie qui lui a fait ça.

— Plus qu’une drogue, oui. Elle a été imbibée d’une substance, un truc que Flatterie veut faire passer pour un effet du varech. C’est évident.

Ben se mit debout sur des jambes tremblantes, en s’appuyant sur Rico et sur la cloison. Puis il avança vers Crista Galli. Rico le regarda prendre son pouls et se pencher pour écouter sa respiration.

— Elle va bien, dit-il. Si elle est dans le même état que moi tout à l’heure, elle entend même ce que nous disons.

Il se pencha vers son oreille pour murmurer, tout en lui tapotant la main :

— Ça va aller, tu verras.

Rico espérait que ce n’était pas un mensonge. Un sentiment de panique, au creux de son estomac, lui disait qu’aucun d’eux ne se remettrait jamais tout à fait de cette expérience. Le vert translucide de son aura collait étroitement à sa peau. Quand il écartait de lui ses appréhensions, elles formaient des prolongements qui se mêlaient aux autres auras et lui revenaient en force.

Ce sont ces drogues qui constituent un danger, ce n’est pas son contact, se souvint-il. Combien de temps faudra-t-il pour que leur action cesse ?

Rico savait qu’une dose unique de poussière de spores n’avait pas un effet très prolongé en temps réel. Il faudrait qu’il essaye de se souvenir que la drogue déformait sa perception du temps. Ils n’en avaient pas à revendre, mais le varech était leur allié. Cela, il le savait intuitivement.

C’est à cause de la poudre.

— Nous ferions mieux d’aller voir ce qui fonctionne encore, lui dit Ben.

Rico fit un effort pour se concentrer. Ben avait raison. S’ils étaient poudrés tous les deux, ils avaient intérêt à faire doublement attention.

— Si nous ne faisons pas attention, nous sommes finis, s’entendit-il dire.

Ben se contenta d’un grognement d’approbation.

Rico sortit le laser passé à sa ceinture pour vérifier les charges.

— Ils doivent savoir que nous nous sommes posés, dit-il. Il faut sortir de dessous ce truc au plus vite. Nous sommes trop faciles à repérer.

Chancelant, il s’agrippa à la cloison renversée.

— Nous avions assez d’ennuis comme ça, sans qu’en plus nous partions dans les vapes, ajouta-t-il.

Il sortit par la porte qu’il avait forcée en entrant.

— Ramène-moi un peu de poudre, lui dit Ben. Nous en aurons besoin pour la sortir de là.

— Pas question ! fit Rico. Elle en a déjà eu suffisamment ici. Nous ignorons ce que Flatterie lui a fait subir au juste. Une forte dose pourrait lui être fatale. Tu ne peux pas savoir si…

Il entendit sa propre voix continuer toute seule tandis que Ben protestait que c’était lui qui avait raison, qu’elle avait déjà fait l’expérience de la poudre et que c’était le meilleur moyen de la faire revenir à elle, que tout ce qu’il fallait c’était un peu plus de…

— Je suis très sérieux, Rico. Elle en a vraiment besoin. Quant à l’antidote… tu as vu le résultat sur elle. Réfléchis un peu.

Rico ne comprenait plus rien et il savait qu’ils n’avaient plus le temps de réfléchir à quoi que ce soit. Il ne répondit pas, mais fit volte-face et souleva les jambes de Crista au-dessous des genoux. Ben la prit aux épaules et ils la transportèrent jusqu’au poste de pilotage, ou ce qu’il en restait.

Quelques lumières fonctionnaient encore, illuminant les cloisons défoncées et le plafond. La cabine principale et tout l’arrière de l’appareil étaient demeurés à peu près droits, mais la carlingue était presque pliée en deux au niveau de la porte de la cabine. Tout l’avant était tordu sur le côté. L’une des ailes avait jailli du logement où elle se rétractait et s’était plantée dans le fuselage dont elle avait détaché une partie comme un morceau d’écorce.

Ben écarta du pied quelques débris et ils posèrent Crista. Elle prononça son nom en s’agrippant à son bras. Rico se mit immédiatement à l’œuvre pour essayer de dégager un passage à travers la déchirure du fuselage et l’enveloppe dégonflée de la gyflotte. Quelques poches d’hydrogène subsistaient et constituaient un danger pour eux. La pluie les aidait, mais il redoutait les étincelles – pas celles, immatérielles, qu’il avait vues dans la cabine, mais les vraies, celles qui pouvaient être causées par le choc du métal contre le roc et risquaient d’enflammer l’hydrogène.

— Il y a encore du gaz autour de nous, leur dit-il. Cela ne devrait pas nous causer de problèmes, mais nous avons intérêt à faire très attention. N’oubliez pas non plus que notre jugement est faussé par la poudre. Ne faites rien de précipité tant que le passage ne sera pas libre.

Les jambes calées sur l’ouverture du fuselage, il se servit de la section d’aile endommagée pour repousser le plus loin possible la carcasse de la gyflotte. Passant la tête et les épaules à l’extérieur, il vit que l’hydroptère n’était pas loin de la falaise alors que la majeure partie de l’enveloppe de la gyflotte s’étalait entre le vaisseau et la mer. Seuls un morceau de membrane et deux tentacules recouvraient le fuselage. Partout, la poussière de spores volait et tourbillonnait, créant des jeux de lumière irisée.

Il n’y a plus de gaz à l’extérieur. La brise marine l’a dissipé.

Une odeur douceâtre et écœurante de graisse carbonisée s’éleva tandis qu’il se frayait un chemin, par petits coups, à travers la membrane de la gyflotte. Quand il dut en toucher les lambeaux pour les repousser du fuselage, son vertige s’accentua et ses genoux tremblèrent. Une épaisse fumée moite avait envahi la cabine et il entendit Crista tousser derrière lui.

— Crista !

Il y avait dans la voix de Ben plus de bonheur que Rico n’y en avait perçu depuis bien longtemps. La membrane de la gyflotte, en retombant, avait laissé entrer un peu plus d’air et de lumière. La pluie avait transformé une grande partie de la poudre en boue, mais ils en avaient tout de même absorbé des doses massives. Rico avait l’impression que sa tête était sur le point de basculer dans un abîme, comme s’il s’agrippait à une raie géante qui s’apprêtait à plonger vers le fond de l’océan. Il ne cessait de se répéter :

Ce sont les effets de la poudre. Cela passera bientôt.

Courbant les épaules, il recula à l’intérieur de la carlingue tandis que Crista, adossée à la paroi derrière lui, toussait, haletante, en secouant la tête.

— Ben… fit-elle d’une voix rocailleuse et souterraine. Nous sommes sauvés. Avata va s’occuper de nous.

Juste à ce moment-là, un tentacule se glissa à travers la déchirure de la carlingue au-dessus d’eux. En moins d’un battement, il s’enroula autour de la taille de Rico et le hissa à l’extérieur. Sa prise était aussi solide qu’un étau d’acier, mais ne lui faisait aucun mal. Il entendit un cri au-dessous de lui et sentit la main de Ben qui cherchait à le retenir, mais l’hydroptère disparut rapidement à sa vue et il n’y eut bientôt plus que de l’eau au-dessous de lui.